
Témoignage - Je n’ai pas le souvenir d’un jour où on m’aurait parlé pour la première fois de l’histoire de ma grand-mère. J’ai toujours su qu’elle avait été déportée à Auschwitz, qu’elle avait survécu en s’en échappant, et elle m’en a toujours parlé librement.
Je l’ai toujours su, mais je ne me suis jamais dit « Quelle corvée, elle va encore me parler de ça ». Au contraire, quand j’étais petite, ma grand-mère et moi avions un rituel. Nous allions au restaurant et son récit venait dans un cadre très joyeux, entourées de bonnes choses à manger.
Elle a toujours eu une manière très spéciale, à son image, de me parler du nazisme : pleine de vie, avec de la joie mais sans avoir la langue dans sa poche, sans essayer d’adoucir ou d’amoindrir les moments les plus sombres de son existence. C’est ça, les souvenirs d’enfance que j’ai avec elle, et la manière dont j’ai appris que j’étais la petite-fille d’une rescapée.
Une histoire que je porte dans ma chair
Adulte, je suis devenue comédienne et réalisatrice. J’ai eu envie de parler de ma grand-mère dès mes premiers projets. Ma première création était basée sur des enregistrements de sa voix, j’ai ensuite tourné un court documentaire sur elle. En entretien pour les concours d’écoles nationales de théatre, quand on me demandait ce que je voulais faire, je répondais « J’ai envie de faire un film avec ma grand-mère ». Plus ou moins malgré moi, c’était un sujet qui ne me quittait pas.
Le premier film que j’ai réalisé s’appelle Trop d’amour et il la met en scène. Pendant le tournage, j’ai ressenti un sentiment d’évidence très fort : je porte son héritage, son histoire, d’une manière qui va bien plus loin que d’avoir simplement entendu son récit. C’est en moi, de manière viscérale. Dans les aspects difficiles, dans la peur, par exemple. Cette manière de se taire, de ne pas dire trop fort qu’on est juif parce qu’on ne sait jamais, tout en étant fière de l’être. Dans les aspects plus joyeux aussi, parce que ma grand-mère m’a toujours dit que ce qui l’avait sauvée d’Auschwitz, c’était d’être forte et joyeuse. C’est ce qui a fait qu’elle a pu se reconstruire après la guerre, et j’ai l’impression que cette force fait partie de moi aussi.
Des prises de conscience de la violence
Je connais son histoire par cœur, mais même en ayant toujours su, il y a eu des moments de prise de conscience violente. Quand j’avais 14 ans, mes cousins et moi sommes allés à Auschwitz avec ma grand-mère. Mon père y était déjà allé, mais elle avait envie d’y emmener ses petits enfants. Il faisait froid, nous étions tous emmitouflés dans des vêtements de ski, mais ma grand-mère refusait de porter des gants. Elle disait « J’étais là pieds nus et en pyjama dans la neige, je n’ai pas besoin de gants ». La voir là, survivante, nous dire, « ici, c’était la planche en bois sur laquelle je dormais, ici, il y avait les chambres à gaz » a été un moment très fort et très difficile. Quand nous sommes rentrés, j’ai été malade pendant deux jours.
Parfois, ce sont aussi les réactions des autres à ses paroles qui ont déclenché des prises de conscience. Pendant le tournage du film, elle a raconté qu’elle avait vu une femme enceinte accoucher dans un camp, et que les nazis avaient fait du tir au pigeon avec son nouveau-né. Je connaissais cette histoire, je savais qu’elle allait la raconter. Mais voir la réaction du comédien qui l’écoutait m’a fait un effet difficile à expliquer. Comme si toute l’étendue de l’inhumanité, de l’horreur me frappait d’un coup.
Comment continuer à faire vivre cette mémoire
En France et ailleurs, la montée de l’antisémitisme me fait peur. Je me demande où est-ce que mes enfants pourront être en sécurité, alors que je ne m’étais jamais posé de cette question jusqu’ici. Où est-ce qu’ils pourront porter un nom juif tranquillement, où est-ce qu’ils pourront dire « je suis juif » sans crainte.
Ces derniers temps, on a entendu des personnes négationnistes ou antisémites - je ne suis pas sûre de comment les qualifier -, dire : « On a suffisamment parlé de la Shoah, alors qu’on ne parle jamais de ceci ou de cela ». Comme si on pouvait mettre les histoires sur une balance et dire « Est-ce que la Shoah est plus importante ? ». Chaque cause mérite d’être abordée, et ça me fait peur d’entendre « On en a beaucoup parlé, passons à autre chose ».
Quand les déportés sont rentrés après la guerre, personne n’a voulu les écouter. Vingt ans plus tard, quand on a décidé de les entendre, ma grand-mère a eu besoin de parler. Il y avait quelque chose de cathartique pour elle à aller raconter sa déportation, dans les écoles, en interview, dans son livre. Mais ce devoir de mémoire, elle ne nous l’a jamais imposé. Quand est venu le moment de mon film, j’ai eu la sensation de reprendre le flambeau.
Maintenant que ce film existe, je ressens un soulagement énorme de savoir qu’il existe une trace de ce qu’elle m’a transmis. Je sais que moi aussi, je passerai cette histoire à mes enfants, sans me dire qu’il faut en parler à tout prix. Elle fait partie de moi, de toute façon. Mon entourage en hérite en me fréquentant, et mes enfants le sauront, comme ils sauront ce qu’est d’être juif, comme ils sauront que je m’appelle Frankie. Il ne faut jamais arrêter de la transmettre. À chaque génération, il y aura mille nouvelles manières de le faire.
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